Point de pivot à mi-parcours

/Julia au micro/

Samedi 6 avril : cela fait quasiment une semaine que je suis arrivée ici. Tout le monde guette l’éclosion progressive des sakura, un peu tardive cette année à cause d’un mois de mars plutôt frileux. Mon acclimatation est complète, le jetlag est résorbé, je ne me cogne presque plus aux gens dans la rue, et grâce à des efforts quotidiens j’ai un niveau de chutoro dans le sang qui commence à être satisfaisant (certaines personnes sont choquées à l’idée de manger des sushis tous les jours, sachez que ce genre de considération ne m’arrête certainement pas).

Je me lève ce matin, heureuse de notre sortie à Kamakura et Enoshima la veille (le billet narratif suivra dans un prochain épisode), mais percluse de courbatures et raideurs diverses. Je tente d’apaiser les kamis grognons qui logent dans mes mollets et mes lombaires… avec un sandwich à l’œuf, autre merveille culinaire secrète locale : deux tranches de pain de mie avec un genre d’œuf mimosa en guise de garniture, à première vue rien d’excitant mais je vous recommande de tester, ça a plus de charme que ça n’en a l’air!

Bref, sur ces entrefaites, nous arrivons au cours de Shiraishi-Sensei dans son dojo de Kita-Kashiwa. La lumière est belle, les gens sont souriants, nous retrouvons avec plaisir les visages familiers de quelques élèves, japonais et autres.

Shiraishi-Sensei commence par nous montrer sa version actuelle des Sanshin No Kata : ce sont des versions de travail, qui peuvent être pratiquées seul(e). Il nous donne des indications de déplacement, mais surtout de comment amener les frappes pour qu’elles émergent vraiment du mouvement du corps. Par exemple, sur le Sui No Kata, juste après le premier Ichimonji/Uke Nagashi, il nous fait placer la main droite sur le front ; et elle est propulsée par la rotation de la colonne vertébrale lors du pas en avant. C’est flagrant quand on le regarde : les frappes émergent du mouvement du corps, on retrouve encore notre fameux « Foot, Spine, Hand ». Dans son geste, tout est cohérent, et sans paraître fournir un grand effort, on sent qu’il développe une puissance phénoménale.

Au cours des 10 premières minutes, je réalise que… je ne sais pas faire Ichimonji (ça alors !!!). Plus précisément, je prends conscience que mon mouvement n’est pas du tout unifié : à chaque fois que je fais un pas et que je cherche à faire quelque chose de mes mains,  c’est comme si chaque étage bougeait un peu tout seul. Ça manque de cohésion, d’harmonie globale. Après des années à m’entraîner à isoler chaque segment pour affiner et contrôler mon mouvement, je constate que tout est morcelé et que cela m’empêche d’être dans le timing juste, dans le flow naturel. Et que ça me fait forcer à des endroits où ce n’est pas nécessaire.

A un certain niveau, je perçois que ce manque d’unité dans mon geste est lié à mon état mental. Ma posture morcelée se fait le reflet de tous mes tiraillements internes, de mon envie de faire, d’imposer à l’autre mon idée de ce qu’il doit se passer, de vouloir être quelqu’un ou quelque chose. Ces tiraillements éparpillent mon mouvement, mes pieds sont oubliés alors que mes mains cherchent à attraper des résultats, ma colonne ne transmet plus, et ma tête… alouette.

Le cours se déroule, j’essaie de me détendre du mieux que je peux. A la pause, je demande à Damien de me montrer la vidéo qu’il a faite du cours : en me voyant à l’écran, je fais le même constat, je vois tous les moments où mon mouvement n’est pas en harmonie et ça « crisse ». Je vois ce que ça raconte de mes dissonances intérieures. Pas forcément agréable pour l’ego sur le coup, mais ça m’aide aussi à voir dans mes angles morts. Le cours reprend, le travail continue.

Shiraishi Sensei nous montre d’autres variations autour des mêmes points clés : se déplacer, prendre l’équilibre de Uke, puis dérouler la technique une fois que tout est rendu facile, en agrémentant progressivement de quelques shutôs. Chaque mouvement est construit, avec une précision discrète, pour arriver exactement là où Uke ne l’attend pas, là où il ne peut pas opposer de résistance. Chaque mouvement prépare la suite, tout en étant dans la continuité naturelle du précédent : c’est un flot continu, et heureusement qu’il fait des pauses lors de ses explications pour nous laisser une chance de capter ce qui se passe.
Je  travaille avec Saito-san, un des élèves de Shiraishi Sensei de longue date, qui nous laisse à chaque fois pantois par son degré de relâchement et de finesse. Il m’envoie gentiment valser, ma colonne vertébrale fait des zigzags dans tous les sens. Je termine le cours fatiguée, et je me sens lourde.

L’après-midi même, je pars en vadrouille seule de mon côté pour revoir deux amies tokyoïtes que je n’avais pas pu recroiser depuis plusieurs années. La balade me donne l’occasion de profiter des fleurs de cerisiers, que ce soit ceux qui défilent à toute allure par la fenêtre du train qui trace à travers la ville, ou bien dans la petite rue anonyme avec son petit canal bordé d’arbres et peuplé de carpes (le canal, pas les arbres). Les retrouvailles avec mes deux amies me font du bien au cœur, il est des partages qui vont au-delà de la langue et des cultures.
J’enfonce le clou de cet après-midi self-care en allant à l’onsen, et en m’offrant même un long massage shiatsu, ce qui m’aide à faire la paix avec ce que je sens dans ma tête et dans mon corps. La détente amorce une certaine harmonie, je n’arrive presque plus à me souvenir de ce qui me préoccupait tant le matin même. Le soir en rentrant, mon état d’esprit est considérablement allégé !

Le lendemain dimanche, nous allons au Hombu Dojo pour le cours suivant de Shiraishi-Sensei. Quelque chose semble avoir mûri pendant ces dernières 24h, en tous cas j’entre sur le tatami avec le sourire. Effectivement, quand le cours commence, j’ai l’impression d’avoir l’esprit plus clair, plus tranquille.

Je sens, sur un pas en arrière, que mon poids vient se caler naturellement au-dessus de mon pied et que la rotation de la colonne vertébrale est équilibrée, il y a un axe. Bien sûr, on est loin de la perfection, mais… ça a la saveur d’un rayon de soleil qui perce à travers les nuages.

Le travail continue 🙂

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